Expansion de l’art total à travers les utopies à vivre
Joindre les actes à la parole
Fantasme d’une unité tantôt fragmentée ou au contraire symbiotique, le désir de l’œuvre d’art totale a traversé les époques en passant du pouvoir cathartique de la tragédie antique à la tentation d’élévation et de fusion esthétique et sociétale du Gesamtkunstwerk wagnérien, pour innerver au XXIe siècle des formes autrement immersives que proposent notamment les réalités augmentées. Quelques unes de ces nombreuses propositions interpolant directement un modèle social, parfois dangereux voir putride. De manière connexe, le terme générique d’art total s’attache de plus en plus à des dispositifs moins conventionnels ou canoniques, et touchant aux limites du domaine de la création : sans se revendiquer d’une identité à proprement parlée d’artistique mais portée par une incroyable puissance d’imaginaire, un territoire tel que la ZAD ne peut-il en quelque sorte s’apparenter à une œuvre d’art totale? À travers son dispositif où les croyances, les actes, les pensées, les habitant.e.s (toutes espèces confondues) et l’espace s’unissent pour créer un lieu aux vertus sinon salvatrices du moins refuges. Cet autre topos dont parlait Thomas More, comme endroit du bien.
À l’heure où l’emprise néo-libérale épuise sans reste, quel sens adopte alors le mot « total »? Poursuivant mon travail sur l’interaction des arts, marqué par l’exposition Opéra Monde, la quête d’un art total[1], cette recherche sur L’expansion de l’art total à travers les utopies à vivre propose, à la suite de mouvances qui effacent toutes limites entre l’art et la vie (Fluxus, Actionnisme, Artivisime) d’ouvrir le champ analytique de l’héritage classique du concept en tentant de dégager – si c’est encore possible – un mode opératoire qui se placerait en deçà et au delà, de l’emprise du rapport capitaliste. À travers l’exploration de l’héritage de Charles Fourier ; de dispositifs de vie faisant œuvre ; de personnalités internationales aussi engagées et contrastées que par exemple Pier Paolo Pasolini, Derek Jarman, Anna Halprin, Chiara Fumai ou Isabelle Frémeaux & John Jordan autant que de figures issues de l’art brut ; d’entretiens avec des personnalités particulièrement représentatives de ce désir mais aussi d’expérimentations appliquées directement à la scène autant qu’aux espaces extra scéniques, il s’agit ici de questionner par différents biais, cette tendance qui dépasse dans son essence et sa matérialisation les questions d’esthétiques pluri ou trans-disciplinaires, en montrant comment certain.es créateur.ice.s dissolvent toutes frontières entre l’œuvre, l’être et l’agir. Posant la caducité du terme d’universalisme en préambule, le « total » entre ici plutôt en résonance avec une forme d’engagement, qu’on est tenté de qualifier d’“agissant”. Se détacher fermement d’une conception globale de l’utopie à portée mondiale, de même de l’anima narcissique de l’œuvre d’art totale, pour occuper des interstices, se nicher au sein de micro-mondes[2] marquant certes un repli sur soi, mais aussi l’affirmation d’univers singuliers, forts et réels, tournées vers l’en-dehors et la communauté. Un glissement de l’Utopos à l’Utopia qui propose finalement – parfois avec violence – d’autres modalités sensibles de faire face à l’horizon, de partager avec l’environnement et les autres vivants.
Stéphane Ghislain Roussel (mars 2022)
PROJETS
– U, progetto d’opera del futuro, une recherche scénique et participative. Avec Alessandra d’Elia, Galleria Toledo, Naples.
– Utopie et permaculture des arts, une pépinière de la pluridisciplinarité artistique. Séminaire à l’ESAL-École supérieure des Art de Lorraine 2022-2023 (en cours d’élaboration).